
Genny pleurait, au coin de la rue, baignée dans la lumière vert pomme d’un feu de circulation inconsidérant, son ourson blanc comme semblant d’ancrage à une idée du réconfort et un coke renversé sur ses belles bottes roses.
Il y a des histoires que l’on rencontre sans trop savoir pourquoi, qui s’imposent à nous comme des instants signifiants qui réclament d’être transmises. C’est un peu malgré moi que j’ai eu besoin d’illustrer cette soirée ordinaire d’un mois d’octobre. J’ai eu le besoin face à mes incapacités d’essayer de dire quelque chose.
Peut-être qu’un jour, lors d’une balade sur internet, elle se reconnaitra dans mon histoire et elle saura que j’aurais aimé faire plus. Avec un peu de chance, elle me pardonnera de ne pas avoir su comment.
C’était un jeudi soir, je me rendais chez une amie pour récupérer un vieux cahier à dessin. J’ai débarqué à la station Charlevoix et tout le long du trajet de métro j’avais vomis dans mon petit cahier de textes une diatribe contre l’amour moderne et les passions que l’on se nie dans des orgies de rationnel. C’était un jeudi soir, et comme, souvent j’étais égocentrique.
Et, comme trop de soirs, je n’avais toujours rien mangé de la journée, je me suis arrêté dans cette petite pizzeria avec un néon rouge dans la vitrine.
Mes écouteurs en bouclier et mon fingerskate pour m’intéresser, je suis rentré inconscient du monde que je traversais. Les frites de ma poutine devaient tout juste commencer à brunir quand une petite main a saisi mon gilet.
Elle avait une tête blonde et des yeux si grands que je ne saurais les dessiner sans que ce soit grossier: elle avait une petite tête de petite fille presque normale et elle voulait me parler.
En retirant mes écouteurs, j’ai remarqué que le couple qui semblait être ses parents était là, juste à côté, à s’engueuler, à s’envoyer chier. Elle avait un petit ourson tout blanc à la main et elle me demandait ce que je faisais.
Je lui ai souri, j’ai voulu lui montrer mes kicks-flips de doigt, elle a peut-être ri. Ses parents s’engueulaient plus fort sur lui qui était saoul et elle qui avait perdu les boucles d’oreilles qu’il lui avait offertes à force d’effort. Sa mère a poussé son père, il est tombé à la renverse. La petite fille, je ne sais plus trop comment elle s’appelle, Genny il me semble, me regardait comme si de rien était. La routine de ce qui semblait être un jeudi soir commun pour elle. Puis lui se relève en colère, balance une chaise dans le vide alors que des «Osti de folle» et des «Criss de malade» ponctuent ce qui ressemble plus à une bagarre qu’à une dispute.

«j’ai un peu lâchement abandonné cette petite fille avec ses cheveux blond cendré, son ourson blanc et ses bottes roses gommées par le Coke.»
J’ai laissé Genny toute seule avec ma petite planche et son ourson: j’ai fait ce que je fais éternellement trop souvent et je me suis mêlé de ce qui ne me regarde pas. Je me suis mis entre les deux, je les ai séparés et j’ai essayé de leur parler. Lui, en colère est parti, il avait nulle part où aller. J’ai penser l’inviter chez moi, je ne l’ai pas fait. Je lui ai juste dit de se calmer, qu’il ne fallait pas qu’il fasse de conneries, qu’il était mieux d’aller prendre une marche avant de continuer.
Il m’a écouté, quelque temps du moins.
Puis ma poutine est arrivée, à peu près en même temps que la commande de cette petite famille un peu plus étrange que la mienne.
La mère a pris la commande, Genny sur les talons, à l’extérieur, son mec revenait, il venait surement de réaliser qu’il n’avait pas mangé et qu’il avait encore faim. J’étais là avec ma poutine un peu ahuri et incertain de ce que je devais faire au coin des rues Island et Centre. J’étais perdu dans mes envies d’immobilismes et quand le couple s’est relancé l’un contre l’autre, je n’ai pas su quoi faire de plus que de les séparer, encore. Dans leur drame qui ne me concerne pas, je n’ai pas su réagir plus que d’essayer d’imposer un semblant d’armistice.
Il est reparti, elle lui criant des insultes, moi un peu con avec mon restant de poutine déposé par terre. Au coin de la rue, Genny pleurait baignée dans la lumière vert pomme d’un feu de circulation inconsidérant, son ourson blanc comme semblant d’ancrage à une idée du réconfort et un coke renversé sur ses belles bottes roses.
De toute la scène, Genny n’a rien dit, ou presque. Au milieu de l’empoignade, quand son père a tenté de saisir un plat de styromousse et qu’il a renversé le gobelet, elle a hurlé: «Criss papa, t’es con t’as mis du coke sur mes bottes!»

«Criss papa t’es con, t’as mis du coke sur mes bottes!»
J’ai récupéré ma poutine sur le sol et je suis parti, je ne savais plus quoi faire de plus, j’ai un peu lâchement abandonné cette petite fille avec ses cheveux blond cendré, son ourson blanc et ses bottes roses gommées par le Coke.
Puis en y repensant, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’il adviendra de cette petite fille que je n’ai pas su aider. Je me sens con d’avoir laissé cette fillette seule dans un univers de tempête perpétuelle.
Puis, je me dis que tout ce que je peux faire, c’est de vous raconter son histoire. Il me reste simplement l’espoir que dans ce moment de sa vie que je vous partage vous voyez que vous êtes possiblement privilégié, comme je le suis.
Parce que cette petite fille commence la vie avec deux strikes sur le parcours de la normalité sociale et qu’elle devra quand même s’affirmer et s’accomplir. Puis peut-être que dans 10 ans, vous croiserez une jolie blonde cendrée que vous aurez envie d’aimer, mais que vous trouverez trop folle. Puis peut-être qu’elle aura ses raisons d’être un peu folle, parce que je ne sais pas son avenir à cette petite-fille, mais je sais qu’entre elle et une image de famille aimante et harmonieuse, il y a plusieurs étapes qui restent à franchir.